Bertrande Blondiaux, une vie en Afrique

Centrafrique
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En 1950, Bertrande a dix-huit ans et tombe follement amoureuse de Roch, expatrié en Centrafrique. Elle part alors sans hésiter, pour y découvrir un pays aux couleurs et aux odeurs de liberté qu’elle chérira pendant quarante-deux années.

Quel a été votre point de départ ? 

Je suis tombée amoureuse de mon mari, et lui pareil. Il avait neuf ans de plus que moi et était vraiment bel homme. Nous nous sommes connus lors de son passage dans le Nord pour revoir sa famille. Il avait déjà vécu quatre ans en Afrique et prenait des vacances avant de débuter un nouveau contrat à Bangui, en République Centrafricaine. Un pays complètement enclavé, entre le Tchad, la République démocratique du Congo, le Cameroun et le Soudan.

Je l’ai connu trois semaines, sans le voir tous les jours mais c’était un coup de foudre. Il m’a demandé en mariage, mais s’y étant pris un peu tard nous ne pouvions nous marier en France. En effet, il devait rapidement repartir. Pour son époque, mon père fut génial car j’eus la permission de partir me marier là-bas. Il faut penser qu’en 1950, à dix-huit ans, j’étais encore mineure. Roch, mon fiancé, venait d’une famille brisée par la guerre et la déportation et il avait tenté l’Afrique pour voyager et se faire un peu d’argent. D’ailleurs, il fut un temps chercheur d’or pour une société minière. Cela a l’air somptueux dit comme ça mais c’était galère de chez galère. Cette fois-ci, il repartait pour un poste de gérance dans une plantation de café. Il avait peur que je ne me plaise là-bas, mais j’ai adoré. Lorsque je suis arrivée, c’était grandiose.

Comment cela s’est-il passé ?

Tout d’abord le voyage a duré trois jours. Je fus propulsée de la gare de Paris, où mon père m’avait déposé, à Marseille pour y prendre l’avion. Je découvrais tout. Par exemple, je n’avais jamais été à l’hôtel toute seule. Nous avions eu la guerre entre les deux. J’ai vu une enseigne, le Splendide Hôtel, je suis entrée et là j’ai vite compris. “Pourvu que l’argent donné par mon père me suffise car c’était le grand luxe” ai-je pensé. Un groom est arrivé pour prendre mes valises et m’a conduite dans une chambre somptueuse. Dans la salle de bain, il y avait des tas de flacons et j’ai profité d’un bain moussant délirant en pensant que si jamais demain je n’avais plus d’argent, au moins j’aurais profité !

Notre première escale fut dans un oasis du désert de l’Algérie, et là déjà, je fus subjuguée. Je passais mon temps à dire que c’était comme au cinéma. Les nuits africaines sont tellement somptueuses, avec l’impression que l’on peut attraper les étoiles de nos mains. J’ai tout découvert là-bas et tout m’a enchantée.

Lors de l’arrivée à Bangui, l’hôtesse m’avait sorti ma valise pour me changer et arriver pimpante. Autant vous dire que ce n’est plus jamais arrivé les fois d’après car après huit heures de vol, on se fiche éperdument de ce que l’on a sur le dos. Mais tout le monde savait que j’allais me marier. J’étais d’ailleurs la petite mariée de l’avion, c’était très drôle. Roch était arrivé en voiture au pied de l’avion dans un nuage de poussière rouge. En descendant cela m’a tout de suite plu, les scènes étaient tellement décalées.

Par exemple, au niveau de la soute, au milieu des africains, un homme du nom de Mitaine sortait les marchandises qui arrivaient de France. Très corpulent et transpirant avec un marcel, il tonitruait un tas de jurons à tout le monde. Le seul gros mot de mon père devait être “nom d’une pipe” alors nous étions loin du compte. Mon mari lui tapa sur l’épaule pour me présenter et à cet instant, le gros bonhomme me baisa la main tout en ajoutant “mes hommages Madame”. La situation était tellement cocasse que j’ai tout de suite senti que j’allais me plaire dans ce pays ! 

Avez-vous un souvenir marquant ?

Le premier petit déjeuner à la case. Mon mari avait fait installer les fauteuils sur la terrasse. C’était le début de la saison sèche, avec le fleuve en contrebas, suffisamment haut pour en profiter, avec des pirogues et des gens qui chantaient. Les Africains chantent tout le temps, en décrivant ce qu’ils font. Je ne comprenais pas car il chantaient en sango mais mon mari me traduisait. J’avais quitté Lille en décembre, sous la neige et là j’étais face à ce spectacle, tandis que le boy amenait la cafetière. Une cafetière si encrassée, si noire, avec un café épouvantable à l’intérieur. Roch mangeait de bon cœur. Pourtant le sucre était envahi de fourmis rousses minuscules et le pain aussi. Il beurrait ses tartines avec du beurre en boîte provenant d’Afrique du Sud ,qui avait dû transiter sur tous les tarmacs possibles et inimaginables, immonde aussi. Il me disait de manger et moi je le regardais un peu hébétée. “Oh les fourmis, il faut s’y faire, tu tapes sur le pain et elles s’en vont !” me disait-il. 

Au bout des premiers dix-huit mois j’ai dû rentrer car c’est vrai que l’on mangeait mal. Tout était charançonné, il n’y avait pas vraiment de légumes frais. C’est ainsi que par la suite nous avons fait notre propre potager. Quand j’ai compris que planter une graine pouvait donner un arbre de soixante mètres de haut après trente ans, j’ai trouvé cela très bien. Cela changeait du petit jardin de mon père où je ne connaissais que les géraniums, les rosiers ou le chèvre-feuille.

Qu’avez-vous fait là-bas ?

Quand je suis arrivée en 1950, il y avait beaucoup d’usines, aussi bien du manioc, du riz dans des sacs que du cristal de Baccarat et ce décalage m’a toujours amusée. J’ai d’abord travaillé dans un magasin de vêtements et non seulement ma patronne ne me payait pas mais je lui devais de l’argent le mois d’après. Car tout ce que j’essayais m’allait bien sûr ! J’étais folle de fringues. Puis j’ai travaillé dans une pharmacie, qui petit à petit est devenue une sorte de drugstore, très à la mode à l’époque. Côté pharmacie, j’étais dans un tout petit rayon mais du côté du drugstore alors là, je me suis éclatée et j’ai vendu beaucoup de belles choses.

Car en 1979, après le pillage de Bokassa, le territoire avait été mis à sac. Il n’y avait plus rien et le directeur de l’époque souhaitait reprendre les gens dont la nécessité était de travailler. Je le comprenais tout en précisant que le magasin de gros avait toujours mal fonctionné. Qu’il y avait des ruptures de stock, que les filles ne savaient pas le gérer mais que je pouvais essayer. Il a sauté sur l’occasion, moi de même. Avant, j’étais vendeuse, là j’étais acheteuse, complètement différent. Je voyageais donc bien plus souvent en France, à Paris pour me fournir au Sentier. Le film “la vérité si je mens” est d’ailleurs à peine exagéré comparé à ce que j’ai vécu. J’ai développé le business, puis suis devenue représentante pour Gilette, l’Oréal, Lancôme… Bref j’ai fait mon trou.

En Afrique, vous n’êtes la fille de personne, tout le monde s’en moque. Vous êtes sympa c’est bien sinon on vous laisse tomber tout simplement. Il y avait une grande liberté d’esprit. 

Et votre mari ?

Roch, gérait la concession pour laquelle il a beaucoup donné. Contre l’avis du patron, il a fait de nouvelles plantations. Forcément, sa décision n’a pas plu mais lorsqu’il a vu les bénéfices rapportés, il a changé d’avis. Étant jeune, il se faisait beaucoup aider par les agriculteurs pour acquérir des graines sélectionnées par exemple. Il faisait les choses bien, et a su créer une belle plantation. Mais quel boulot entre les souches d’arbres à retirer ou les termitières à dynamiter. Souvent, le boy venait me chercher en me disant: “madame, madame, monsieur vous veut avec le tracteur”. Sans traîner, je débarquais avec le tracteur pour arrimer le sien et le sortir des termitières qu’il tentait de détruire.

Par la suite les choses ont évolué car Roch a énormément donné à la Centrafrique. Il a monté avec d’autres la sécurité sociale par exemple et a fini président des patrons de la Centrafrique. La vie s’est donc organisée différemment, puis il y a eu l’Indépendance après le règne de Bokassa 1er. Au moment où Roch est devenu connu et actif pour la Centrafrique, les ambassades sont arrivées avec notamment les soirées. Une en particulière fût notre invitation pour un repas avec Valéry Giscard D’Estaing, président de l’époque. Nous étions seulement une dizaine de français, invités en tant que privés. En effet, nous n’étions pas haut-fonctionnaires, c’était une vraie marque d’attention. Notre dossier est même passé aux renseignements généraux, attention c’était sérieux !

Comment se passait les retours en France ?

Cela m’amusait beaucoup. J’avais de l’argent car en Centrafrique, on ne dépensait pas beaucoup et la vie était très peu chère. Le franc valait deux fois plus que le franc CFA alors j’en profitais. Il n’y avait pas grand chose pour s’habiller en Centrafrique et jeune, j’aimais m’habiller. Un jour j’ai mis les choses au clair avec ma famille car j’avais dû leur donner l’image d’une femme frivole, avec tous mes achats. Mais ma vie quotidienne, que j’ai adoré, était très éloignée de cela. Plutôt composée de frigo à pétrole ou de moments comme à Pâques où le puits étant à sec, nous devions aller à la rivière. Il y avait clairement un manque de confort et pourtant. Au début, voyant toutes ces cases avec leurs toits de paille, j’étais affolée. Cela me paraissait être de la misère mais non, on peut tout à fait être très heureux dans une case. Habituellement les gens travaillaient pour une grosse société et en tant que cadres ils bougeaient dans les autres colonies. Nous, nous sommes restés dans la même case, à la plantation, mon mari adorait sa plantation.

Après trois mois en France par exemple, nous avions hâte de repartir chez nous. Mon mari râlait de toujours devoir se coller un tas de vêtement sur soi. En Afrique il y avait une certaine liberté, une vérité. Nous ne retrouvions plus nos marques en France et le voyage restait tout de même cher. Au début, lorsque nous avions les nouvelles plantations, nous mettions tout notre argent là-dedans. Je suis restée une fois cinq ans sans rentrer. Toujours un peu déphasés en arrivant, il y avait aussi plein de choses qui nous plaisaient, notamment quand nous partions en vacances, à Cannes par exemple, petite ville à l’époque.

Quelle expérience retenez-vous de l’Afrique ?

Nous avons fait un voyage avec mon mari, son associé et sa femme. Nous sommes parti de Bangui pour aller jusqu’au Kivu, au Rwanda, les chutes Victoria … C’était vraiment magnifique. Vous passez les nuits dans les réserves avec les animaux qui passent au ras de votre case. Une nuit, Roch me réveille en pleine nuit et chuchote: “viens vite voir, il y a des hippos”. Il avait une ouïe très fine et avait entendu l’eau qui clapotait dans leurs ventres.

Toute cette expérience était magique. Au Kivu, à 1500 mètres d’altitude, rien n’était nuisible, parsemé de volcans rougeoyant dans la nuit et des fleurs partout. C’était un vrai paradis sur terre. Au point le plus haut, il y a de la fraîcheur et des fruits à foisons. Aussi bien des fraises que des mangues ou de l’ananas, vraiment paradisiaque. Puis, vous arrivez à la descente de la Kabasha, une faille à pic et là vous changez complètement de décor. Comme si vous tourniez la page d’un livre, vous voyiez la savane à perte de vue et des animaux partout. Il s’agissait du parc Albert.

Avez-vous une anecdote de votre vie en Afrique ?

La première fois où nous avons été invités. J’étais là depuis une quinzaine de jours et nous rejoignions des amis, plus âgés, la cinquantaine. J’étais vraiment une gamine, dix-huit ans en 1950 ça n’a rien à voir avec dix-huit ans en 2021. Nous prenons l’apéritif sur la terrasse, puis dînons un plat d’écrevisses, provenant d’une rivière plus loin, absolument somptueux. J’étais émerveillée, tout me demandant ce que j’allais bien pouvoir leur faire à manger quand eux, viendrait dîner. Nous discutons de l’Afrique et à un moment donné, ils me posent la question: “qu’est-ce que vous voudriez absolument voir ici ?”. Alors je leur réponds que j’aimerais beaucoup voir une panthère. Tout le monde éclate de rire, se moque un peu et me répond que j’arrive vingt ans trop tard. En Afrique vous arrivez toujours vingt ans trop tard de toute façon. 

Mais en rentrant, peu avant d’arriver chez nous et en haut d’une montée, plantée dans les phares, nous découvrons une panthère. Magnifique, pas du tout apeurée, et prenant la pose, repassant devant nous, baillant, vraiment au ras du capot. Heureusement que mon mari était avec moi sinon jamais personne n’aurait cru mon histoire. Ils auraient pensé que je fabulais ou que j’avais pris un coup de soleil ! C’était extraordinaire. Car les animaux ne venaient pas si proche des villes. Il fallait les chercher car leur habitat naturel se réduisait malheureusement. D’ailleurs un jour, un ami nous invite à passer une semaine en brousse, sur sa concession. Là-bas nous avons découvert les animaux et mon fils Paul, qui avait douze ans, m’a demandé pourquoi nous ne pouvions pas toujours vivre comme ça. Je lui avais alors répondu qu’il fallait être guide de chasse pour ça. Ce qu’il fut pendant un moment par la suite.

Pourquoi êtes-vous rentrée en France ?

Je suis partie de l’Afrique car mon mari est mort d’une hémorragie cérébrale, subitement. J’étais assommée. Ce sont ses amis qui se sont occupés de tout, j’étais incapable de faire quoi que soit. Décédé le matin, en France c’était les élections. Le consulat était débordé, il ne leur fallait pas grand chose mais là c’était le bouquet. Tout s’est fait très vite. Les Africains n’ont d’ailleurs pas compris pourquoi j’étais partie si vite avec le corps. Ils auraient souhaité lui rendre hommage. Les quatre mois suivants ont été horribles car il ne faut jamais être en état de faiblesse là-bas. On a mis dix-sept fois le feu dans ma plantation, j’en ai bavé. Mais je devais rester encore un peu car mon fils passait son baccalauréat. Je ne voulais pas rentrer en France pour le mettre un an dans un lycée où il aurait été perdu. 

Le retour a été difficile car nous avions tous les deux perdu le contact avec la vie en France. Je ne savais pas combien coûtait une paire de bas, une paire de bottes, un manteau. Je n’avais jamais vécu en hiver en France depuis quarante-deux ans. Quand il a fallu s’habiller pour la saison, j’étais avec ma meilleure amie Françoise, qui m’a guidée. Car lorsque mon fils voyait du soleil il partait avec un T-shirt et un pantalon ! Dans l’immeuble où nous vivions, nous disions bonjour à tous les habitants qui nous regardaient avec des yeux ronds. En Afrique vous dites bonjour à tout le monde.

Et puis j’ai découvert la modernité ici. À Bangui, nous avions des boys qui lavaient le linge à la rivière. Quand j’ai vu la première machine à laver je suis restée devant tout le cycle ! Notre première lessive avec Paul était à Dunkerque pour son installation. Nous avons fait la joie des autres clients en mettant la moitié du paquet de lessive dans le tambour. Cela moussait de partout, on ne s’en sortait pas. On a toujours un fou rire lorsque l’on en reparle. 

Qu’est-ce qui vous manque de l’Afrique ?

Il y avait des tas de gens passionnants. Tous étaient mélangés, sans question d’argent ou d’avoir un nom. Mon fils a voyagé en Afrique par la suite et je devais le rejoindre pour une escale en Tanzanie. Je voulais retrouver les odeurs, les couleurs, les africains, bref toutes ces choses que j’ai connu et que j’ai aimé. Maintenant c’est trop tard, je suis trop fatiguée. Je ne peux pas faire le tour du quartier alors le tour de l’Afrique !

J’ai eu une belle vie, avec tous les aléas qui vont avec bien sûr mais une belle vie. À la fin mon mari me disait qu’il trouvait qu’on se disputait moins qu’avant, il trouvait cela drôle et ça lui manquait un peu. On s’entendait bien et l’on s’aimait beaucoup. Un coup de foudre peut arriver à tout le monde, mais qui dure quarante-deux ans, c’est quand même rare. 

Si vous jetiez une bouteille à la mer, quel message laisseriez-vous ?

En fin de compte et en fin de vie il n’y a qu’une chose qui compte vraiment c’est l’amour, quand on a la chance de rencontrer quelqu’un. Ce sont des choses basiques, la tendresse, l’amour mais au final tout le reste est accessoire. Mais cela on s’en rend compte, quand on a mon âge.

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